A L'OUEST RIEN DE NOUVEAU...

: ROBERT SACRÉ


Plus ça change, plus c’est la même chose ! Du début du vingtième siècle (et avant) jusque dans les années soixante, les temps ont été  très durs pour les Noirs américains (et pour les autres Noirs aussi, ailleurs, pour d’autres raisons), l’esclavage puis la ségrégation, les rejets et humiliations de toutes sortes étaient leur lot journalier, les textes de leurs chansons (blues, gospel) regorgent de ces  « hard times are killing me », ces temps durs qui les tuaient à petit feu.

INTRODUCTION

De nos jours, les temps sont peut être un peu moins durs pour une petite partie de la population africaine-américaine mais rien n’a changé pour les musiciens authentiques, populaires en ce sens qu’ils sont issus du peuple et qu’ils restent attachés à leurs racines musicales. Ils ne sont pas  « tendance » et donc tout ce qui est « people » et média de masse les ignorent superbement, ils rament et certains se noient, confrontés plus que d’autres à la crise actuelle du disque causée par  Internet et les téléchargements, crise qui affecte encore plus les petites compagnies indépendantes (les « Indies ») que les « Majors » lesquelles ne misent plus que sur les  grandes  stars  omniprésentes dans les médias (matraquage) mais triées sur le volet et tant pis si leurs productions sont aseptisées, formatées, avec de moins en moins de rapports avec l’authenticité du folklore rural ou urbain dont ces prédateurs pillent les trésors en s’en inspirant de plus en plus vaguement.

On pourrait faire une comparaison avec le cinéma, ses films indépendants et ses blockbusters.

Dans une interview récente, l’acteur Andy Garcia disait son bonheur de tourner « City Island » - un petit film indépendant présenté récemment à Gand - avec sa fille Dominik (dans la vie ET dans le film) - une comédie douce-amère sur la famille mais aussi une tranche de vraie vie où des couples de par le monde peuvent s’identifier aux protagonistes. George Clooney dans une autre interview avouait tourner des blockbusters (style « Ocean’s 12 » ou « 13 »)  pour se faire assez de fric pour tourner ses films indépendants sans les  emm…rds tarés/schizos d’Hollywood pour venir lui mettre des bâtons dans les roues. Mais qui peut s’identifier à Indiana Jones, Superman et autres Spiderman ? Ou au Joker ? A moins d’être parano ou maso ou schizo ?

Dans les musiques africaines-américaines, les blockbusters ce sont les bluesmen (?) de plus en plus caucasiens de teint comme Popa Chubby, Joe Bonamassa, Eric Clapton, Tommy Castro et consorts (pour ne citer que des artistes de qualité) et les petits indépendants sont tous les bluesmen ruraux du Mississippi, de l’Arkansas et autres sanctuaires du Deep South et de l’East Coast (et, si si si, il y en a encore des douzaines en activité) ou ceux des ghettos urbains de Chicago, Memphis, Houston, Oakland et ailleurs ; là où cela diverge du cinéma, c’est que les blockbusters du blues ne financent pas  leurs pauvres collègues des styles traditionnels, privés de radio, de télévision et de couvertures dans la presse « people ».

C’est pareil dans la musique religieuse africaine-américaine (le gospel) où les blockbusters du gospel contemporain qui raflent toute la monnaie sont majoritairement Noirs comme Kirk Franklin, Yolanda Adams, Les Winans, Dottie Peoples et pas mal d’autres (à noter que  la compétition « Blanche » s’amplifie) mais n’aident pas  les solistes et groupes de gospel traditionnel qui sont restés très « roots » alors que les autres font feu de tout bois sur les plans mélodiques et instrumentaux, du rap à la pop et à la variété la plus racoleuse (et pour les lyrics, « Jesus » remplace le « Baby » du blues et du jazz chanté comme chacun sait). Le jazz n’échappe pas à ce phénomène navrant.

La plupart  des bluesmen et des groupes de gospel traditionnels ont peu de chance d’accéder un jour tant aux « Majors » qu’aux plateformes de téléchargement sur Internet et ils prient (humour involontaire) pour que le support disque vive encore longtemps, même si, comme pour nos artistes, ici et aujourd’hui, le support disque devient de plus en plus une carte de visite (pour tourneurs, festivals et salles) et un objet à vendre en fin de concert plus qu’un succès de vente espéré chez les  disquaires et autres points de vente qui se font de plus en plus rares.

Voilà bien toutes les raisons  pour lesquelles il faut apporter un support inconditionnel à toutes les petites compagnies indépendantes qui malgré la crise et l’évolution des mentalités des consommateurs de musique, telle que décrite ci-dessus, continuent à produire du bon jazz, du bon blues Noir et du bon gospel Noir.

Dans les pages du fanzine papier nous avons vanté les mérites des compagnies DELMARK (Chicago), ALLIGATOR (Chicago), AIRWAY (Chicago), FRÉMEAUX et ASSOCIÉS (France), THE SIRENS (Chicago encore !), BLACK & TAN (Hollande) et BLUES IMAGES (USA).

Penchons-nous sur Delmark Records qui, comme tous ces labels, a enrichi son catalogue depuis notre dernière mouture.


JUNIOR WELLS & THE ACES : "Live In Boston 1966" - Delmark DE 809 (2010)

Bob Koester a mis la main sur un document essentiel du Chicago blues des fastes années 60 et un jalon inestimable dans la carrière du génial Junior Wells : en 1965, révélé par ses faces States et son passage chez Muddy Waters, il a enregistré son premier album avec Buddy Guy ("Hoodoo Man Blues", Delmark 612) qui lui ouvre un public plus jeune, plus blanc et plus large mais à Boston, un an plus tard, il a repris ses talentueux partenaires des débuts, les Aces (Louis Myers, gt, Dave Myers, bs, et Fred Below, dm) et il va produire un concert où il est totalement professionnel et rigoureux mais en même temps complètement détendu et relax, plaisantant entre les morceaux avec le public, improvisant de manière impromptue (tant il est à l’aise avec les Aces qui sont toujours en phase avec lui quoi qu’il expérimente). Wells se lâche à fond, Junior Woop par exemple est tout à fait improvisé ‘on the spot’  mais un festival  magique de maîtrise de l’harmonica (Junior) puis de guitare (Myers) et le public ne s’y trompe pas, qui fait un triomphe  au groupe , alors que, à  Boston, en 1966, on  est certainement peu familier avec les morceaux de bravoure de Wells (son Messin With The Kid  écrit par Mel London ou un Worried Life Blues que son créateur S.J. Estes  reconnaitrait difficilement) ou des reprises marquées de son sceau (Feelin' Good de Jr. Parker, That’s Alright de Jimmy Rogers, Look On Yonder’s Wall de Big Boy Crudup, Hideaway de Freddy King, etc.). En 1966, Got My Mojo Workin’ n’est pas encore usé jusqu’à la corde comme de nos jours mais en plus Louis Myers et Fred Below en donnent, pendant les trois premières minutes, une version originale et tout à fait passionnante à écouter. Les deux morceaux qui ne sont pas des reprises (If You Gonna Leave Me et I Don’t Know) semblent des improvisations surprises où Wells rassemble des fragments de morceaux qu’il a entendus mais qu’il organise superbement et on peut admirer aussi la façon dont les Aces suivent sans souci, comme si tout cela avait fait l’objet de répétitions alors qu’il n’en est rien ! Chapeau !
Comme d’hab’, Scott Dirks signe des  notes de pochette impeccables. Sur le plan technique ce n’est pas de la  Hi-Fi (l’enregistrement est non pro)  mais qui aura l’audace de s’en plaindre, tant le document est exceptionnel ? Un must !
 

WILLIE BUCK : "The Life I Love" - Delmark DE 805 (2010) 

Je me souviens d’une virée dans les clubs de South Side de Chicago en avril 1985 avec Dick Shurman, Jim O’Neal, Billy Boy Arnold et quelques autres et d’avoir eu l’occasion de découvrir un jeune chanteur doué, au timbre de voix chaud, pas très éloigné de celui de Billy Boy (qui se demandait s’il devait se réjouir ou râler et finalement a choisi de se réjouir), c’était Willie Buck ! Dans la foulée, je me procurais quelques 45 tours et le seul album qu’il ait gravé sous son nom, sur sa propre compagnie Bar-Bare en octobre 1982. C’est ce LP devenu pièce rare de collection qui est réédité par Delmark quasi trente ans après l’original, avec, en prime, cinq faces gravées live au  Robert’s 500 Room sur la 63e rue en 1984. Pour l’anecdote j’ajouterai  que j’ai revu un Willie Buck, en très grande forme, en juin dernier au Blues Brunch que Delmark organise chaque année, dans ses locaux du Jazz Record Mart, au milieu des disques, le dimanche matin du festival de blues.
En 1982, Buck a déjà une longue carrière de près de trente ans derrière lui, il a chanté avec toutes les stars du Chicago blues mais privilégiant sa vie de famille et son travail bien payé de mécanicien automobile, il ne fait pas les tournées, il a peu enregistré et s’en est contenté et jusqu’à aujourd'hui. Il a continué dans la même voie, très présent sur la scène du blues à Chicago en  soirée et en week end, mais très peu attiré par les studios d’enregistrement ; c’est dommage mais il y a quand même maintenant ce CD Delmark pour apprécier ses talents de chanteur qui sont bien réels. Dans les faces de studio comme en live, il bénéficie d’un accompagnement de rêve : Louis Myers et John Primer (gt), Dave Myers (bs), Little Mack Simmons et Dimestore Fred (hca), Big Moose Walker (p), Jerry Porter (dm) ou Jodie North (live) et ses reprises de Muddy Waters (She’s  All Right, Champagne And Reefer, I Want You To Love Me et Blues Had A Baby (live), de Willie Dixon (I Live The Life I Love et Don’t Go No Further (live)  ou de Little Walter (Everything’s Gonna Be Alright) sont solides et tiennent la route, comme le She’s 19 Years Old (de St Louis Jimmy).
Voilà une tranche bien saignante de Chicago blues traditionnel de derrière les fagots qui ne peut que remporter tous les suffrages.
 

 

JIMMY DAWKINS : "The Leric Story" - Delmark DE 808 (2010)

Au début des années 80, l'un des plus grands guitaristes du Chicago blues- West Style, Jimmy Dawkins,  créa sa propre compagnie, Leric Records, et y donna la parole en studio à des musiciens que les grandes compagnies négligeaient, seuls des 45 tours furent produits mais ils sont devenus des pièces de collection introuvables, et on peut saluer l’initiative de Bob Koester et de Delmark Records d’en  sortir quelques pièces de l’oubli (*), dont des inédits, pour le plus grand plaisir des amateurs. Ainsi on trouve ici quatre faces du chanteur Little Johnny Christian (décédé en 1993) un maître du soul-blues qui a fait les beaux samedis soirs de plus d’un club de la Windy City tout au long des années 70 et 80 ; le chanteur  Tail Dragger est ici aussi avec deux faces où sa voix, rappelant celle de Howlin' Wolf, est bien mise en valeur. A noter que cet artiste est toujours bien en activité aujourd’hui et fut abondamment programmé lors du Chicago Blues festival 2010 de même que Nora Jean Wallace, présente elle aussi avec deux titres musclés  dans ce recueil. Ces trois vocalistes sont évidemment gratifiés d’un accompagnement de choix, des guitaristes comme Jimmy Dawkins lui-même, le guitariste virtuose au son très personnel (et inimitable !) ou Michael Coleman, Chico Banks ou Johnny B.Moore ; des bassistes comme Willie Kent, des pianistes comme Lafayette Leake, des batteurs comme Ray Scott, etc., rien que du beau monde. Il y a aussi deux bassistes/chanteurs dont Queen Sylvia Embry, décédée en 1992 (deux faces) et  Big Mojo Elem décédé en 1997 (une face restée inédite à ce jour).  Enfin, il y a deux faces d’un groupe gospel  (Sister Margo & Healing Center Choir) et trois faces restées inédites à ce jour d’un Vance Kelly qui est devenu au fil du temps un des meilleurs représentants du soul-blues de Chicago et qui, à ce titre, figurait au programme du Chicago Blues Festival 2010 (comme Jimmy Dawkins d’ailleurs).

(*) : Inutile de dire qu’il y a matière à volumes supplémentaires pour peu que ce premier CD remporte le succès commercial qu’il mérite.
 

ZORA YOUNG : "The French Connection" - Delmark DE 802 (2009)

Zora Young est une valeur sûre du catalogue Delmark et après sa petite escapade chez Airway Records ("Sunnyland" - CD 4765), la revoici « at home »  pour ce qui est de la compagnie mais enregistrée en Alsace (d’où le titre), en trois séances (dont une live) entre août 2007 et  novembre 2008, avec des groupes à géométrie variable ; dotée d’un timbre de voix reconnaissable entre mille – on l’entend une fois et on la reconnaîtra dans n’importe quel blindfold-test - Zora fait partie du top-dix des meilleures chanteuses de blues depuis plus de trente ans et son histoire d’amour avec  l’Europe a commencé au début des années 80, elle a effectué plus de vingt tournées par chez nous et s’est constitué une foule d’admirateurs passionnés. Ici elle alterne séances acoustiques et électriques avec en commun le multi-instrumentiste Bobby Dirninger (guitares, piano, orgue, percussions) et divers musiciens  dans un répertoire de Chicago  blues (surtout) mais aussi de gospel (Just A Closer Walk With Thee), de jazz et même de country (Mystery Train) qu’elle se réapproprie sans peine et avec son talent habituel. On retiendra plus particulièrement Better Be Ready, une composition de Dick Shurman (plus connu comme producteur que comme compositeur) ou Wang Dang Doodle  un hommage en live à Koko Taylor tout juste disparue et des versions personnelles de Honey Bee et Rock Me Baby.   
 

QUINTUS McCORMICK BLUES BAND : "Hey Jodie !" - Delmark DE 801 (2009) 

Delmark et Bob Koester (le boss) sont quand même toujours à la recherche de nouveaux talents, ils cherchent et ils trouvent, comme ce McCormick qui n’est pas un inconnu évidemment sur la  scène du Chicago blues mais qui apprenait ses gammes dans l’ombre de ses mentors (J.W. Williams, Lefty Dizz,…) avant de se sentir prêt à voler de ses propres ailes. Influencé aussi par Albert King, son blues est proche de la soul music, très dansant et festif.   
Comme toujours, ce premier disque, varié et sentant le neuf, plaira à un très large public de blues contemporain et de soul. Mais on attendra son auteur au tournant du prochain opus pour voir si le feu de paille donne naissance à un brasier intense et dévastateur. On pointera : What Goes Around Comes Around, un brin de philosophie populaire, Fifty/Fifty et un Plano Texas Blues qui parle aux tripes.

 

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