TOM JONES : "
Praise And Blame"
Lost Highway (2010)

Chills and Fever !

Il est assurément des artistes dont on devrait se garder d'enterrer trop vite l'intégrité artistique. Pourtant, s'il est bien une cause que l'on a longtemps cru désespérée, c'était celle du vibrant crooner Gallois Tom Jones, qui des décennies durant, a mis sa voix gorgée de soul au service d'abord d'une variété sixties teintée d'easy listening, puis du disco, puis ces derniers années d'une variété tantôt pop-rock tantôt technoïde, jusqu'à en devenir une caricature vegassienne du genre crooner-chemise-ouverte pantalon-moulant... Et pourtant et pourtant... Pour fêter ses soixante-dix ans, à l'heure où on ne l'attendait plus, Tom Jones vient assurément de signer l'un des albums de blues-gospel les plus marquants et bouleversants de la décennie. Certes, on savait que Tom connaissait le blues. Ses premiers enregistrements regorgent de reprises d'Otis Redding ou de Wilson Pickett et il n'a jamais manqué d'épicer ses roucoulants shows vegassiens de rock'n'roll à décorner les bœufs ou d'un intermède de blues poisseux (V. à cet égard son excellent DVD "Live At The Cardiff Castle", le surprenant à taquiner Am I Wrong de Keb Mo', et Give Me One Reason de Tracy Chapman dans sa version revue et corrigée par Junior Wells). Dans le fameux film "Red White And Blues" de Mike Figgis, inclus dans la série des films produits par Martin Scorcese, on le voit délivrer une version splendide de Bring It On Home To Me de Sam Cooke et retrouver ses heures adolescentes, avec son camarade Jeff Beck, en hululant, par-dessus la version originale, le Smokestack Lightnin' de Howlin'Wolf. Plus récemment encore, il avait publié (dans l'indifférence quasi-générale) un très bon disque de reprise ryhtm'n' blues, en compagnie du pianiste-présentateur TV Jools Holland (jetez-y une oreille, à l'occas').  

Seulement voilà... on ne parle plus ici de ces intermèdes récréatifs, mais d'un énorme pavé lancé dans la mare roupillante de la musique roots. Ce nouvel album, ayant déboulé dans les bacs fin 2010, c'est du lourd, du tout cru, du puissant. Tom Jones annonçait un album gospel … et il avait raison. Mais ici, point de cantiques sur fond de mass choir. Point d'ombre joufflue et proprette d'Elvis à l'horizon. S'il s'agit de gospel, c'est de celui des Staples Singers, de Blind Willie Johnson ou de Gary Davis dont on parle. Produit sous la houlette d'Ethan Jones, chouchou de la jeune scène folk rock (on lui doit notamment le "Gold" de Ryan Adams) et publié par le label americana bien connu Lost Highway, ce dernier opus convoque, auprès d'un buisson ardant près à virer à chaque seconde aux flammes de l'enfer, les fantômes de John Lee Hooker et de Sister Rosetta Tharpe. La production, sobre et minimaliste (guitare, basse, batterie, piano acoustique et quelques chœurs...), est au service d'un répertoire hallucinant, dans lequel Tom s'investit comme jamais. L'ouverture, sur le What Good Am I, extrait de l'album "Oh Mercy" de Bob Dylan, est particulièrement poignante : en trois minutes cinquante-et-une d'émotion brute et sobre, Tom parvient à surclasser la version que le géant Solomon Burke avait déjà donné de ce titre sur son "Make Do With What You Got", sa voix d'or idéalement posée sur une production bruissante, en définitive pas très éloignée de celle du Don't Give Up on me du même géant Solomon. En embrayant sur le groove infernal de Lord Help The Poor And The Needed, c'est du côté de Jessie Mae Hemphill et de Fat Possum Records que Tom vient faire traîner sa voix d'airain. L'effet est saisissant. Did Trouble Me permet une accalmie après la tempête, en conjuguant quelques harmonies celtiques avec un church organ qui aurait pu être joué par Bermont Tensch, digne Heartbreaker de Tom Petty, qui a illuminé les derniers American Recordings de Johnny Cash. L'inspiration cashienne irriguera d'ailleurs tout l'album, dont le thème est identique à celui des enregistrements réalisés par Rick Rubin, à savoir l'oscillation entre pêché et de la rédemption. Avec Strange Things, puis un peu plus tard Didn't It Rain, présentées dans des versions rockab' tout à fait jubilatoires, Tom envoie un salut amical et reconnaissant à Sister Rosetta Tharpe, dont les tournées anglaises qu'elle a effectuées au début des années 60, armée de sa foi énergique, d'une Gibson SG et de quelques bouteilles de gnôle, ont dû contribuer à transporter les rêves des jeunes anglais dans les vapeurs moites des berges du Mississippi. 

La légèreté est de courte durée : voilà que déboule le puissant Burning Hell, de John Lee Hooker, suintant et intense, propulsé sans concession par un chanteur possédé par son propos sur fond de riffs delta blues d'une modernité criante, que n'auraient pas renié les rejetons Burnside et autres Jon Spencer Blues Explosion. La sobriété acoustique revient sur If I Give My Soul. Comme Johnny Cash avant lui, Tom délivre une version bouleversante de l’œuvre de Billy Joe Shaver, s'interrogeant, au terme d'une vie de bad boy, brûlée par les deux bouts, sur la possibilité de retrouver l'amour de ses proches en offrant son âme au seigneur. A pleurer. Après un Don't Knock à l'énergie boogie-woogie, qui contribue à dédramatiser le propos, arrive ce qui constitue assurément l'un des sommets de cet album : rien de moins que le Nobody's Fault But Mine de Blind Willie Johnson, qui a fait les belles heures du répertoire de Led Zeppelin, arrangé en pensant très fort à Pops Staples (cette guitare reverbérée juste ce qu'il faut...) dans laquelle Tom, les yeux fermées, jette son âme et son cœur... Avec une version légèrement rythmée mais terriblement concernée de Ain't No Grave, c'est encore avec le fantôme du Johnny Cash des dernières heures que Tom Jones communie... On se souvient que c'est par ce cantique du fond des âges que s'ouvre l'ultime (?) album posthume de Johnny Cash, auquel il a donné son nom. Tout comme le géant Johnny, Tom professe que, comme Jésus à l'heure de la résurrection, nul tombeau ne pourrait retenir son corps, nulle prison ne pourrait contenir son âme... Ce que la version de Tom Jones ajoute à la version in extremis d'un Johnny Cash résigné et apaisé face à l'inévitable faucheuse, c'est une rage même pas contenue : notre homme Tom, bien vivant et en pleine possession de ses moyens, défie la mort et ses limbes les yeux dans les yeux. Chaviré par l'émotion, l'auditeur ne sentira pas approcher la fin du disque, lorsqu'explose sur le train d'un boogie d'enfer, le gospel antédéluvien Run On (parfois appelé God's Gonna Cut You Down, également, encore une fois, gravé dans ses ultimes moments par Johnny Cash), clairement inspiré par la version qu''en avait donné le sorcier John Lee Hooker dans un enregistrement Vee Jay du début des sixties. "Stop god a mighty, let me tell you the news..." : Tom Jones, avec "Praise And Blame", vient de signer un opus monstrueux de sobriété et d'émotion, qui attrapera par les tripes quiconque a une âme et des oreilles et prouvera que le bonhomme avait, en définitive, bien des choses à nous dire. Jetez vos préjugés aux orties et ruez-vous sur ce disque. Notez quand même que vous n'en sortirez pas indemnes...

: Jean-Christophe PAGNUCCO
 

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