« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».
Mark Twain.
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Avant-propos
Le propre du passionné est d’initier et de participer à des débats
passionnés. Entre spécialistes, puristes, analystes de la note bleue, ces
débats sont légions… Pour ou contre Buddy Guy ? Jesus Volt, est-ce encore du
blues ? Johnny Winter est-il plus authentique que Lucky Peterson ? Walter
Horton surclasse-t-il Little Walter ? etc. Au cœur de ces débats, il en est
un qui est certainement franco-français : celui de la langue à adopter pour
chanter le blues. Il n’aura échappé à aucun des lecteurs de cet e-zine ou
autres fanzines et magazines bluesophiles que cette question est un
marronnier pour toutes les interviews de nos bluesmen hexagonaux, et qui,
phénomène amusant, se pose exactement dans les mêmes termes quelle que soit
l’option retenue. A ceux qui ont choisi l’anglais : pourquoi pas le français
? Pas trop dur d’écrire en anglais ? A ceux qui ont opté le français :
pourquoi le français ? Pas trop dur de faire passer du blues en français ?
La question semble donc être majeure et susceptible de perturber plus d’un
aspirant à la carrière de bluesman français, ou à tous les moins ceux qui
ont choisi d’écrire et composer eux-mêmes les titres de leur répertoire.
Il y a en la matière des montagnes de préjugés et souvent beaucoup
d’intolérance. Parcourez les forums Internet ou les déclarations à
l’emporte-pièce de certains fans, voire de certains artistes… le blues en
français, ce n’est pas possible, c’est contre nature, ça ne « swingue » pas
(notion mystérieuse dont j’aimerais un jour que l’on m’expliquât le sens
précis)… La remarque la plus amusante à ce sujet m’a été faite par mon ami
et collègue Michel Z, bluesman normand : « Peut-on chanter du blues en
français, Michel ? Non, mais on s’en fout, on le fait quand même ». Il y
aurait en effet une myriade d’objections à la prolifération du style : les
plus lettrés parleront de césure ou d’allitérations délicates, les plus
musiciens évoqueront une couleur impossible à retrouver, les plus
ethnologues hurleront au sacrilège, en disant qu’on ne peut transposer dans
un autre idiome le chant d’un peuple : a-t-on jamais pensé en effet à
chanter du flamenco en français ou des chants corses en anglais ? L’opinion
personnelle de votre serviteur serait une réflexion que l’on pourrait faire
sur beaucoup de choses : tout est possible… à condition que cela soit bien
fait. L’exercice est sûrement exigeant, parfois ingrat, parfois
schizophrénique, souvent difficile à faire adopter à son public… et
pourtant, et pourtant, quelques héros ont réussi à gravir cet Everest. Pour
modeste qu’elle demeure, l’école du blues francophone offre des exemples de
réussite artistique et d’intégrité conservée, en ayant franchi la barrière
de la langue, pour proposer un répertoire véritablement original tout en
restant… véritablement blues. Ces chroniques, dont vous apercevez sur votre
écran le premier numéro, auront pour ambition de vous présenter (ou de vous
remémorez) les figures les plus marquantes du blues francophone, de retracer
leurs parcours et de se replonger dans leur œuvre… pourquoi parler de héros
? Parce qu’il leur a sûrement fallu bien du courage pour imposer un style
sur lequel même leur public potentiel (les amateurs de blues) est très
largement divisé.
A parler de héros, on ne peut manquer de s’interroger sur les raisons d’être
d’un acte héroïque. Pourquoi chanter en français, à l’heure où une véritable
immersion dans le blues a généralement permis ou contraint les amateurs à
apprivoiser la langue anglaise ?
Patrick Verbeke - Villeneuve-sur-Lot, 2001 (JP Savouyaud)
Y a-t-il eu, pour certains d’entre, une stratégie commerciale ? Le marché a
en effet connu deux frémissements en faveur du blues chanté en français : au
tout début des années 1980, à peu près au même moment que le vague éphémère
du rockabilly revival, qui drainait dans son sillage, notamment sous la
bannière de Big Beat records, quelques artistes francophones, dans le
prolongement également de l’engouement pour les groupes de rock français
(Bijou, Téléphone, Starshooter, etc). N’est-ce pas à cette période où le
jeune Patrick Verbeke a pu accéder à un contrat discographique, sous
condition sine qua non d’enregistrer la moitié de son opus en français,
chose à laquelle il n’avait pas initialement pensé ? Le deuxième
frémissement est à dater de la première moitié des années 1990, et fut
sûrement amené par le succès commercial de l’album « Comme A La Maison » de
Paul Personne, puis par le relatif succès populaire de l’émission
radiophonique « De quoi j’vais m’plaindre » du même Patrick Verbeke, succès
ayant abouti à la création du label Magic Blues et ayant concouru à la
découverte de talents francophones majeurs, tels que Karim Albert Kook ou
Steve Verbeke. Pourtant, si considération commerciale il y a pu avoir,
celle-ci s’est trouvée rapidement désavouée dans les faits. En définitive,
bien peu de ces bluesmen francophones ont rencontré le succès commercial (à
l’exception, toute proportion gardée, du précité Paul Personne), certains
d’entre eux vivant même à l’heure actuelle, malgré leur renommée, dans une
préoccupante précarité.
Le choix de l’idiome francophone aurait-il été dicté par une volonté de
communier encore plus profondément avec l’esprit du blues ? Que l’on soit
clair : abandonner, totalement ou partiellement, la langue anglaise pour
chanter son blues conduit à s’éloigner nécessairement des puristes du style.
Cependant, adopter la langue qui est celle parlée par son public permet de
rendre la communion nécessairement plus intense… Les injonctions de Luther
Allison allaient clairement en ce sens : pour l’intense bluesman, il était
inconcevable d’exprimer dans une langue autre que la sienne le fond de son
âme, tout comme il était impossible de mobiliser et d’impliquer le public
dans le show s’il ne comprenait pas le sens des paroles et de ses diverses
interpellations. Quiconque a déjà assisté à un concert de blues dans un juke
joint est frappé par les interactions entre le bluesman et son public, ou
les interpellations du bluesman faites par le public, qui font partie
intégrante de la tradition du blues joué live… et qui disparaissent dès que
le bluesman se produit en Europe. La communion passe par la compréhension de
la langue, et quand celle-ci se conjugue au caractère mobilisateur et
émouvant de la musique blues, le challenge peut sûrement dépasser toutes les
espérances.
Y a-t-il, dans la démarche de ces bluesmen, la volonté d’œuvrer avec le
vocabulaire musical du blues tout en perpétuant une certaine tradition de
chanson française ? La réponse à cette question est malaisée, tant on ne
discerne pas, chez une grande partie des bluesmen francophones, d’influence
française voire européenne. Il n’empêche que certains d’entre eux
revendiquent aussi cette filiation, et notamment un attachement à la chanson
réaliste. Paul Personne ne date-t-il pas son « First Time I Met The Blues »
à l’écoute d’une chanson d’Edith Piaf ? Jean Chartron ou CadiJo ne sont-ils
pas, au même titre qu’ils sont des joueurs de blues, des chantres de la
chanson ? Patrick Verbeke ne se présente-t-il pas comme le « monsieur blues
de la chanson française » ? Que dire encore de Nino Ferrer, dont
l’utilisation de l’idiome blues et rhythm'n'blues s’est fait en conjugaison
avec des textes parfois surréalistes (« Madame Robert ») que n’auraient pas
reniés certains tenants de la nouvelle chanson française ? Steve Verbeke
n’a-t-il pas inclus dans son deuxième opus une version swampy du «
Poinçonneur Des Lilas » de Gainsbourg ? L’inspiration poétique et parfois
mystique de Bill Deraime n’aurait également pu transiter que par sa langue
d’origine.
Le choix de la langue a-t-il été un réel choix ? A l’analyse, il semble que
la question ne se soit même pas posée pour une partie importante des
bluesmen francophones. Si des artistes tels que Patrick Verbeke, Fred
Chapellier ou Miguel M ont montré qu’ils pouvaient à l’envie et avec la même
crédibilité passer d’une langue à l’autre, voire même envisager de se
consacrer à la langue anglophone, le chant francophone est certainement
apparu comme obligatoire à des artistes comme Benoit Blue Boy, Mike Lécuyer,
Lenny Lafargue (dont la douloureuse tentative anglophone sur « Walking The
Dog » ternit un tout petit peu la réussite de son album « Intemporel » de
2009) ou encore Paul Personne (dont le mauvais accent anglais gâchait en
partie les qualités du répertoire de son groupe Backstage).
Backstage - Photo de presse, 1979 (collection JP Savouyaud)
Mais plus encore, il nous semble, que pour l’ensemble des raisons
précédentes, le choix de la langue française pour jouer et exprimer le blues
paraît être une question d’influence. Le blues en français est devenu un
véritable style, un créneau artistique, particulièrement à la suite des
pionniers du genre (pour faire court, Benoit Blue Boy, Patrick Verbeke, Paul
Personne, Bill Deraime)… Karim Albert Kook, malgré le métissage important de
ses influences, a certifié lui-même sa filiation avec Patrick Verbeke. Yann
Lem, récent lauréat du Prix de Blues sur Seine, ne manque aucune occasion de
rendre hommage à Bill Deraime. Le groupe A l’Ouest-Le Band, étoile montant
du blues rock français, sont les enfants directs de Paul Personne. Une
interview de Steve Verbeke, donnée à l’excellent David Baerst pour son
émission radiophonique « Sur La Route 66 » est à cet égard particulièrement
éloquente. L’intéressé revendique, à titre personnel, l’influence de Benoit
Blue Boy (dont il est certainement l’héritier le plus direct) et de Patrick
Verbeke, au même titre et à la même échelle que celle de Muddy Waters,
Junior Wells ou Little Walter, en prenant soin de dire qu’il ne s’agit pas
de considérations historiques et musicologiques, mais d’expérience purement
personnelle. On l’aura compris, sous l’égide de ses pères fondateurs, le
blues français est devenue une école. Mais ces pères fondateurs justement,
d’où viennent-ils ? Certains dateront leur conversion au blues des premières
visites de bluesmen américains tels que Memphis Slim ou encore des
« American Folk Blues Festivals ». Cela étant, les premiers bluesmen
francophones ont incontestablement été marqués par les « yéyés », et force
est reconnaître que leur première exposition à la musique américaine s’est
faite par le prisme de « Salut Les Copains ». Certains le revendiquent,
d’autres le cachent, mais presque tous prouvent l’importance qu’ont eues les
adaptations francophones (plus ou moins réussies) de grands succès
américains quant à leur exposition à la musique bleue. Les influences
essentielles retenues de cette vague yéyé paraissent être celles de Johnny
Hallyday, d’Eddy Mitchell et des Chaussettes Noires, de Dick Rivers et des
Chats Sauvages. Patrick Verbeke, dans sa chanson biographique « La Première
Dame », sur son album « Bluesographie », parle de ses souvenirs de flirts
adolescent sur la musique de Johnny, Dick et Eddy et a souvent témoigné de
l’émotion ressentie à l’écoute de « Ma P’tite Amie Est Vache » des Chats
Sauvages, adaptation (moyenne) du célèbre « Mean Woman Blues ». Il a
toujours clairement revendiqué sa préférence pour Eddy Mitchell, et
notamment pour ses talents d’auteur jusqu’à nos jours. Cependant, la seule
trace discographique évidente de cette influence yéyé est une (superbe)
reprise d’un titre de Pétula Clark, « Je Chante Doucement » sur « Bec Vert
», son EP de 1986. La préférence pour Eddy Mitchell est également affirmée
par Paul Personne, qui a cependant enregistré, au début des années 80,
l’adaptation française du standard folk « Frankie And Johnny », réalisée par
Manou Roblin en 1964 pour le compte de Johnny Hallyday et extraite de son
album « Les Rocks les Plus Terribles ». C’est encore l’influence des
Chaussettes Noires qui est sensible chez Benoit Blue Boy, qui a repris avec
brio « Tu Parles Trop », adaptation du « You Talk Too Much » de Joe Jones,
chanté par tout le gratin du yéyé mais correspondant tout à fait au style de
notre talentueux souffleur. Les références au twist, éphémère danse du début
des sixties, sont également nombreuses chez Benoit, qui utilise souvent ce
terme définir son style. Parmi les précités, il est certainement le plus
prompt à revendiquer cet héritage : en témoigne la reprise, sur son dernier
opus, d’un titre obscur des Pingouins, « Le Voodoo Twist », dans lequel il a
entraîné, pour notre plus grand plaisir, le d’abord sceptique Paul Personne.
Avant même la découverte des rock’n’rollers et des bluesmen originaux, on
peut donc gager que l’oreille de nos pionniers du blues francophones a été
façonné par l’écoute des premières idoles françaises des années 60. Par la
suite, leur vocation a sûrement été confirmée (et de façon totalement
incontestable pour Benoit Blue Boy et, plus tardivement, pour Patrick
Verbeke) par la découverte de la musique Cajun, Acadienne ou Louisianaise,
dans laquelle blues, country music et rhythm'n'blues sont conjugués avec une
francophonie militante et jubilatoire. Sur l’influence du zydeco et de la
musique néo-orléanaise sur nos héros du blues français, nous reviendrons
longuement.
Benoit Blue Boy - Cognac Blues Passions 2001 (JP Savouyaud)
Une fois passées ces considérations générales, ces chroniques se proposent,
par épisode, de retracer le parcours musical de ces héros du blues
francophones, sans jamais prétendre à l’exhaustivité et encore moins à
l’objectivité. La démarche n’étant nullement historique, ni encyclopédique,
l’ordre dans lequel seront retracés les parcours de ces différents artistes
est en grande partie aléatoire. Pour toutes ces raisons, il n’est besoin
d’aucune justification particulière pour inaugurer cette série de portraits
par l’une des figures les plus attachantes du paysage blues français, à
savoir Benoit Blue Boy.