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Otis Taylor

OTIS
TAYLOR

 

 

OTIS TAYLOR est un perfectionniste.
Pas le genre à enregistrer un CD par routine
ou parce qu'un contrat l'y oblige.
Plutôt parce qu'il a quelque chose à dire.

 

Otis Taylor est né à Chicago en 1948. Élevé à Denver, il hérite de ses parents d'une solide culture musicale (jazz, rhythm’n’blues) et politique. En découvrant le banjo, puis la guitare et l’harmonica, il se passionne pour le country blues, le folk et les songsters (Mississippi John Hurt, Pete Seeger) et fonde son premier groupe de blues. S’ensuit, dans les années soixante, un parcours sinueux qui l’emmène à Londres (comme Jimi Hendrix, qu’il admire), le voit rater une opportunité d’album sur Blue Horizon, se produire dans des styles plus rock, puis finalement tout laisser tomber en 1977. Rideau !

Passent les années quatre-vingt, puis les années quatre-vingt-dix. Pour beaucoup, le blues, c’est désormais l’affaire de guitar-heroes qui capitalisent sur la mort de Stevie Ray Vaughan. Les magazines de guitare s’en donnent à cœur joie, certains bluesmen s’engouffrent dans la brèche tant attendue (Buddy Guy, Lucky Peterson), tandis que quelques spécialistes amers racontent à qui veut les entendre que, oui, le blues est bien mort, qu’à leur époque c’était mieux. Le public, moins bête qu’on ne le dit, réclame pourtant autre chose : il est alors tout prêt à faire un triomphe à des bluesmen authentiques comme R.L. Burnside.

Et puis arrive Otis Taylor. De nulle part, ou plutôt du fin fond du Colorado. Avec des albums dont les titres intriguent : When Negroes Walked The Earth ; White African ; Respect The Dead.  Persuadé par le producteur et bassiste Kenny Passarelli de reprendre la musique, aidé par le petit label NorthernBlues (d’autres n’ont pas voulu prendre ce risque commercial), épaulé du guitariste Eddie Turner, il joue enfin sa musique. Une musique sombre, pessimiste, obsédante. Inclassable et intemporelle : à la fois venue d’un passé ancestral, et aussi irrémédiablement contemporaine. On évoque John Lee Hooker, Robert Pete Williams…C’est à la fois ça et pas tout à fait ça. Truth Is Not Fiction, publié sur Telarc, enchante ou agace. Des accords uniques, des rythmes hypnotiques, du violoncelle, du banjo, des guitares hurlantes, aucun solo démonstratif… Du blues ? Pas du blues ?

Si les morceaux que compose Otis Taylor (des histoires de meurtre, de trahison, de ségrégation, de lynchage, de tromperie, de solitude ou d’esclavage) ne sont pas particulièrement à ranger parmi votre collection de la Bibliothèque Rose, Otis lui-même est un personnage moins taciturne qu’on ne pourrait le penser. Ce n’est pas le genre à faire des grandes théories, à se lancer dans des grands discours bavards et fumeux sur le blues. Il aime plaisanter, provoquer, tester ses interlocuteurs. Il parle d’une voix douce. Ce matin-là de janvier, on reçoit un exemplaire de son futur CD, Below The Fold, qu’il nous a expédié depuis le Colorado. Le CD doit sortir en mai, sur Telarc. Au téléphone, il s’inquiète : "Comment l’as-tu trouvé ?", "Que penses-tu de la pochette ?", "Est-ce que c’est une bonne idée de mettre l’étiquette Trance Blues dessus ?"… Otis est un perfectionniste. Pas le genre à enregistrer un CD par routine ou parce qu’un contrat l’y oblige. Plutôt parce qu’il a quelque chose à dire.

Alors voilà peut-être pourquoi Otis Taylor est un sacré bluesman. Parce que ce gars-là a quelque chose à dire et qu’il le dit à travers sa musique.

Les lignes qui suivent retranscrivent une conversation téléphonique avec Otis Taylor, le jour de sa prestation à la Cité de la Musique, à Paris. Il y précise sa démarche artistique, on y perçoit aussi des pointes de son humour. On a pu le voir sur scène en 2005, notamment le 30 mars au New Morning et le 2 avril au Blues Festival de Salaise. On le retrouvera au Cognac Blues Passions le 29 juillet prochain. Rencontre en avant-première, en attendant l’album…

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Parlez-nous de "Below The Fold", le nouvel album à venir sur Telarc…
Je l’ai produit moi-même. Quand je fais un disque, je suis plus attaché au concept général qu’aux chansons en elles-mêmes. J’enregistre au maximum deux prises d’un titre et si ça ne marche pas, si ça ne colle pas avec le reste, je le balance. Je veux de l’émotion sur mes albums, et ça, on ne l’obtient pas en faisant quarante prises par morceau.

Vous écrivez beaucoup ?
Oui, j’ai énormément de titres en réserve. Je pourrais aller en studio cet après-midi et enregistrer l’équivalent de trois ou quatre CD…

Quels instruments avez-vous utilisé sur le disque ?
Ma Fender Strat, ma vieille Gibson L50, mon banjo OME, et une vieille mandoline Gibson A1 qui date de 1919. Et bien sûr, mon harmonica Marine Band ! Le guitariste lead joue aussi sur une Strat, et ma fille Cassie sur une Fender Jazz Bass. Elle a dix-huit ans maintenant, elle suit des cours à Columbia pour devenir actrice. Pour revenir aux instruments, je n’ai pas utilisé la guitare avec laquelle tu me vois sur la pochette, la photo a été prise bien après l’enregistrement.

Une chose qui me surprend, est que ce CD est très différent de "Double V", qui était lui-même très différent de "Truth Is Not Fiction". Pourtant, malgré ces différences, c’est toujours la même musique.
Oui. Je ne veux pas faire deux fois exactement le même disque : c’est inutile. "Below The Fold" revient à des ambiances plus agressives que "Double V", mais il est différent de "Truth Is Not Fiction". Pourtant, chaque disque explore le même registre. Disons que je vois chaque album comme un chapitre différent d’un même livre. Même les titres des CD sonnent comme des titres de chapitres. Vous pouvez lire un chapitre, ou bien décider de m’accompagner dans le voyage que j’ai entrepris.

Alors, qu’en est-il du premier chapitre, "Blue Eyed Monster", aujourd’hui introuvable ? Comptez-vous le rééditer ?
Non. Enfin, peut-être, si je décide de faire une compilation de mes enregistrements. Sinon, c’est moi qui en détiens les droits, et il ne ressortira pas de mon vivant. C’est un objet un peu spécial, les gens qui l’ont sont contents de l’avoir parce qu’il est assez rare.

Musicalement, vos disques se démarquent de la tendance actuelle en blues…
Oui, j’essaie de me détacher un peu de la guitare lead. C’est autour de ça que s’est construit le blues, bien sûr. Mais j’ajoute du violoncelle, de la trompette, du violon. Il y a toute une tradition de violonistes noirs, de string bands, qui fait partie des racines de la musique américaine. J’essaie de ne pas oublier ces racines, qui sont communes avec la musique country. Ma musique est une musique "roots" ou, du moins, une musique qui n’oublie pas ses racines. Tu as souvent dû entendre des choses comme : "Otis Taylor, c’est pas du blues". Bon, les maisons de disques ont un problème, il faut qu’elles mettent des étiquettes. C’est pour ça que j’ai moi-même mis une étiquette sur la pochette de cet album : "Certifié Trance Blues" ! Si on m’interdit d’appeler ma musique du blues, je choisis ce terme, "trance blues".

Le titre "Gouvernment Lied" est-il à lire comme une critique du gouvernement américain actuel ?
Non, ça raconte une histoire bien précise, de la deuxième guerre mondiale, que j’explique dans le livret : un traitement différent que le gouvernement réservait aux soldats morts, selon qu’ils étaient noirs ou blancs. Mais si tu veux la vérité, l’idée que je me fais est que tous les gouvernements, quels qu’ils soient, mentent !

Vous ne diriez pas que vos textes ont une portée politique ?
C’est vrai, les gens disent que mes textes sont politiques, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je ne suis pas un militant. J’écris juste des histoires, qui font référence au passé. C’est ensuite l’auditeur qui décide de la manière dont il va les interpréter. Je ne prétends pas imposer une lecture, mon but est juste de rappeler notre passé, de faire en sorte qu’on ne l’oublie pas. Ce n’est pas mon rôle de porter un jugement. C’est à chacun de se faire sa propre idée.

Vous faites souvent référence, dans vos histoires, à la ségrégation…
Oui, la ségrégation, le racisme, existent toujours. Il y en a des formes dans tous les pays. Surtout entre les différentes classes. La tendance au racisme, à l’exclusion, fait hélas, je crois, partie de la nature humaine. Elle peut s’amoindrir, mais pas disparaître définitivement.

Selon vous, entre les Blancs et les Noirs dans le Sud, la situation a-t-elle changé depuis l’époque à laquelle vous faites   référence dans "Feel Like Lightning" ?
Oh oui, certainement. Les gens sont plus libres aujourd’hui qu’avant. On a le droit d’utiliser les mêmes chiottes. Personne ne m’a encore lynché. Encourageant, n’est-ce pas ?  

: Propos recueillis Eric D. 

Photo : OTIS TAYLOR au Chicago Blues Festival 2003, scène Juke Joint > (D.R.) Jocelyn Richez