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CD's A LA LOUPE

 

BUDDY GUY : Bring ’Em In > Silvertone / Zomba Records - R2976 73426 2 - Sony / BMG

Maintes fois annoncée et repoussée, la sortie du nouvel album de Buddy Guy aura tenu en haleine les fans du guitariste entre le mois d’août et le mois de novembre 2005. Il faut dire qu’on ne savait pas vraiment à quoi s’attendre. On avait surtout peur qu’après la splendeur de l’acoustique et recueilli Blues Singer, Buddy la rejoue "guitar hero", comme il l’avait fait lors des dates françaises qui ont suivi l’album, rappelant les moments les plus lourdingues de sa discographie de la fin des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix. Eh bien non ! C’est une ambiance radicalement soul qui prédomine dans Bring ‘Em In. Soul, mais à la manière de Buddy Guy et bien contemporaine.
Ce qui frappe au premier abord, c’est le chant de Buddy : carrément phénoménal tant il a une manière d’habiter les morceaux qui vous colle frisson. De A Man And The Blues à Blues Singer, les albums de Buddy ont toujours montré qu’il n’avait même pas besoin de toucher sa guitare pour captiver son auditoire. Encore faut-il qu’il ait le répertoire qui convient. Ici, il l’a : de Curtis Mayfield (Now You’re Gone) à Isaac Hayes (Do Your Thing) c’est somptueux. Buddy s’offre même une compo originale dans l’esprit de l’album, totalement réussie (What Kind Of Woman Is This), comme il l’avait déjà fait dans Sweet Tea. La production, également, est une franche réussite : merci à Steve Jordan, déjà responsable en blues du tournant soul de Robert Cray (Take Your Shoes Off), de l’explosif premier album de Michael Powers (Onyx Root) ou du concert-événement Lightinin’ In A Bottle parrainé par Martin Scorsese. Batteur lui-même, Jordan est subtil et en tant que producteur, il a eu le goût d’entourer Buddy des gens qu’il fallait : Willie Weeks à la basse, Bernie Worrell (de George Clinton) aux claviers, quelques Memphis Horns ou Bar-Kays aux cuivres, des arrangements de Willie Mitchell et Letser Snell ! Le savoir-faire, le son et l’âme de Memphis, sans rien de passéiste : bravo pour l’alchimie. On aurait aimé Steve Cropper ou Jimmy Johnson à la guitare rythmique, mais Danny Kortchmar, même si ça fait plus requin de studio, ça n’est pas mal non plus… De ce point de vue, on tranche radicalement avec la raideur et l’impersonnalité de la plupart des accompagnateurs figurant sur les albums de Buddy des années quatre-vingt-dix (on pense aux productions de John Porter ou de Tony Z).
Alors bien sûr, les fous de guitare "blues-rock" (c’est comme ça qu’on appelle aujourd’hui le mauvais rock qui se raccroche au schéma des douze mesures pour avoir quelque chose de "bluesy" et mieux se vendre : il y a trop de noms pour que je commence à citer des artistes) en seront pour leurs frais. Parions qu’ils décriront un Buddy Guy "assagi", alors qu’il se montre incandescent sur les morceaux cités plus haut et quelques-autres.
Hélas, il y a quand même quelques reproches à faire à cet album, qui n’a pas le côté parfait du précédent. On a l’impression gênante que Buddy Guy et Steve Jordan n’ont pas voulu creuser le sillon de départ jusqu’au bout. Total, l’album manque parfois de cohérence. Dans la guitare de Buddy d’abord, qui ne s’est pas remise des années quatre-vingt-dix et semble avoir perdu l’essentiel de sa personnalité : si bien des notes font plaisir à entendre, il reste quand même certains passages assez cafouilleux. Voir l’horrible reprise de I Put A Spell On You avec un Carlos Santana qui semble se singer lui-même (le pauvre a pris un méchant mauvais virage depuis quelques années, irrémédiablement pop) : entendre deux de mes guitaristes préférés ainsi massacrer le chef-d’œuvre du regretté Screamin’ Jay Hawkins, quelle horreur ! En attendant que Henry vienne hanter quelques-unes de leurs nuits en punition, j’ai préféré me repasser la belle reprise signée Creedence Clearwater Revival, qui date d’un bail. Bref, la catastrophe. C’est d’ailleurs un autre point faible de l’album : Bring ‘Em In, d’accord, mais pas trop tout de même ! Là, la liste des "invités" est longue et pas vraiment justifiée. D’accord, Ain’t No Sunshine de Bill Withers est très beau et bien interprété, mais Tracy Chapman a beau ne pas démériter, était-elle vraiment indispensable ? Même remarque pour le gentil Keb’ Mo’ et l’inusable Keith Richards. Quant à inviter les "jeunes en vogue", bof… Si Anthony Hamilton, venu de la soul contemporaine, s’en tire bien vu le contexte, on commence à trop voir Robert Randolph et John Mayer partout. L’impression qu’ils ont été choisis par l’industrie du disque et que celle-ci est bien déterminée à nous les fourguer coûte que coûte et jusqu’à plus soif - après, on passera aux suivants. C’était la même chose avec le soit-disant prodige Jonny Lang (le duo Midnight Train avec Buddy en 98), aujourd’hui qui se rappelle de lui, qui écoute encore ses CD de l’époque ? Si ça passe encore à la rigueur pour Randolph, un vrai talent original, c’est en revanche à mon avis un peu plus problématique pour John Mayer, un des musiciens d’aujourd’hui qui donne l’impression de se construire une carrière davantage par le copinage et la cooptation (merci Eric Clapton) que par le talent musical et la pratique de la scène. Tout le contraire de Buddy Guy, qui sait ce que ramer dur veut dire !
Mais cet album reste quand même dix coudées au-dessus du désastre du dernier B.B. King, où le roi du blues est noyé dans des invités insipides (mis à part l’exceptionnel duo avec Bobby Bland) dont fait d’ailleurs encore partie John Mayer.
Dois-je l’avouer ? La première fois que j’ai entendu un extrait de l’album, je l’ai détesté. Il faut dire que je recevais le même jour la réédition de l’album Buddy Guy & Junior Wells Play The Blues sur Rhino Handmade, en deux CD avec des blues lents inédits pleins d’improvisations sur le fil du rasoir. Et que je n’ai écouté ce jour-là de Bring ‘Em In que… le duo avec Santana - vraiment "rasoir", mais d’un autre genre. En laissant passer le temps et en programmant sa platine pour éviter certains morceaux (finalement, pas tant que ça) on finit par prendre son pied à l’écoute de ces nouveaux enregistrements. Sacré Buddy, il nous a encore eus !

: ÉRIC D.

PS : et si on lançait une pétition à son tourneur français pour que sa prochaine tournée chez nous soit fidèle aux nouvelles directions qu’il prend sur disque ? Buddy Guy à Cognac (par exemple) entouré du groupe de "Bring ‘Em In" délesté des invités encombrants, croyez-moi, on en parlerait encore dix ans après.

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MEL MELTON & THE WICKED MOJOS : Papa Mojo's Road House >Louisiana Red Hot Records - LRHR 1166

Nullement embarrassé par ses deux casquettes, Mel Melton pratique à merveille aussi bien la cuisine cajun/créole du Sud de la Louisiane avec son gumbo, ses mixtures variées et ses sauces fortes assorties de cet extra ("gift") "la gniappe" qui fait la joie des convives que l’harmonica zydeco-blues en leader d’un combo dont chaque "cooking musical show" ne parvient pas à faire se tarir les éloges tant le plaisir prodigué se renouvelle à chaque séance !
Les amateurs curieux d’aventures culinaires se pencheront sur son récent ouvrage, Cookie Boy, The Authentic Cajun Recipes Of Me Melton ; tous ceux pour qui musique épicée et repas arrosé sans excès font naturellement bon ménage apprécieront les saveurs mitonnées de ce Papa Mojo’s viril, brillant et chaleureux même si son actualité ravivera aussi en chacun l’effarement muet aux vues de la Nouvelle-Orléans prise dans la tourmente.

Natif de Caroline du Nord, Mel débarque à Lafayette en 1969, s’immerge dans les profondeurs du bayou, prend position sur la scène locale, rencontre Sonny Landreth, joue sur son premier album Blues Attack en 1973. Parallèlement à sa réputation de "Chef Cajun" qui prospère en ces contrées, il perfectionne son jeu d’harmonica en accompagnant Clifton Chenier, the King of Zydeco, aussi en tournant une année avec Zachary Richard. En 1982 avec Landreth, il fonde "Bayou Rhythm" auquel s’associe C.J. Chenier, co-écrit avec Sonny Congo Square sur l’album Way Down In Louisiana (1985) qu’enregistreront parmi d’autres Tom Principato, John Mayall, les Neville Brothers…
A partir de 1986, Mel se consacre de plus en plus à la cuisine, derrière les fourneaux ou en démonstration, travaille sur Chicago, rafle quelques prix et honneurs avant de revenir en Caroline en 1990. De l’art d’enseigner l’usage de la poêle dans les écoles à la gestion de restaurants, la scène vint sans doute à lui manquer et en 1995, il assure désormais son leadership sur le groupe nommé "The Wicked Mojos". Sous cette appellation - et même si les musiciens changent, naîtront deux CD parfaitement maîtrisés : l’indispensable Swampslinger (1997) pour New Moon Music et le non moins excellent Mojo Dream (1999) sur Nightfly.
Six ans d’interruption discographique, c’est dire que Melton est un homme rare qui prend son temps, "let the good times roll" et peaufine ses arrangements parfois jusqu’à l’obsession, ici il confiera (notamment en raison d’un léger problème d’oreille gauche) le mixage final à un ami guitariste de Nashville, Johnny Garcia, présent à la slide sur le premier titre instrumental Zydeco Razzle. La succession des compos fait étalage de la palette polychrome du band, back up vocals des Wicked Angels en miroir de la voix ambrée de Mel sur le titre éponyme, rythme chaloupé, sensualité suggestive "Hey là-bas, ça c’est chaud mama…" ponctuée par l’inflexion harmonicale, lascive avant d’être flamboyante sur le titre suivant Juke Joints & Honkytonks. L’atmosphère débridée s’accentue sans arrière-pensée ni tension sur un beat métronomique, poisseux, avant d’être pulsée brillamment par le souffle tempéré du "Zydeco Chief"…

Missing You Baby
marque une pause, est un magnifique slow-blues serti au coin de la mélancolie, du temps qui passe et des espoirs de retour, l’alto sax de Tim Smith étoffe encore le son comme les interventions au piano de FJ Ventre, bassiste sur les autres titres. Chant sobre, riffs claquants de Ricky Olivarez aux cordes ; avec Mel & Evans Nicholson aux drums, nous avons là le quartet des "Wicked Mojos" auquel se sont joints ponctuellement d’autres musiciens et membres de la famille Melton, par exemple Laurel, la fille de Mel, apporte sa touche de fraîcheur juvénile et frêle en chantant d’une voix diaphane, accompagnée à la guitare acoustique par Andy Elmaleh, sur le titre qui clôt l’album, Song For Laurel (Lagniappe), un cadeau, effectivement !Un autre tournant axial de l’album, prémonitoire si l’on peut dire quand on considère les conditions de production de celui-ci par le boss de LRHR, Harris Rea qui a dû déménager en urgence son business du côté de Charlotte pour éviter le pire des effets de Katrina et des prévisibles ruptures de digue, est le morceau : Ils Sont Partis. Sans ironie ni cynisme, s’ils étaient tous partis, le lien de solidarité humaine aurait justifié le singulier du participe : l’unité dans la pluralité. La réalité fut tout autre, ne nous appesantissons pas ! Après la sonnerie de trompette (le clairon ?) marquant le rassemblement des troupes… la furia zydeco se met en mouvement, "Ils sont parti(s) ce soir…" sur un tempo énergique où la slide guitar de Sonny Landreth jette ses feux. Palpitant et intense, ce départ mitonné par des Mojos érectiles !
Plus loin c’est l’apaisement que procure la sérénité, la langueur intimiste de Pray For Day, plage d’introversion nocturne que l’harmonica de Mel éclaire et souligne efficacement. Entre-temps, les amateurs de funk ("New Orleans, funky town…" avec Dave Mac Cracken à l’Hammond) ou de boogie apprécieront les titres sept et onze, un ton légèrement en-dessous sans être indifférents. Une seule cover, What I Say de Ray Charles, est délivrée en mode instrumental, section rythmique sur la brèche, harmonica bien en avant, tout en rondeur, puissant et suave. Mama Mamou est un autre titre-phare de l’album, équilibre des parties vocales (dues à Simon Barritt) et des interventions de chacun autour de la ligne mélodique, les "up and down" sous la toise de breaks mesurés sans temps mort, une élégante distribution des rôles, avec un band mobile disponible jusqu’au monologue jubilatoire final… Mel est aussi à l’aise au chant qu’au chromatique ou encore au rubboard et ce troisième CD est du même calibre que les deux précédents c’est à dire festif, chaleureux, une tranche savoureuse de Louisiane, intemporelle, mystérieuse parce qu’indéracinable. Toujours accueillante comme cette Roadhouse où nous nous laisserions bien tenter ! Foin de discrétion ou de modestie ! Voici bien à nouveau un album réussi que Mel dédie à son père ; nous souhaitons qu’il rencontre son public aussi en France et en Europe afin d’y semer la même graine singulière d’aptitude avérée à rendre les gens heureux !

 : EDDIE QUIGNON

Illustration : © Sam Audrix